Agata Jackiewicz, "Outils notionnels pour l’analyse des controverses" , Questions de communication.

, par valerie Marchand

Agata Jackiewicz, « Outils notionnels pour l’analyse des controverses », Questions de communication [En ligne] 31|2017,137-160, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 04 septembre 2017. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/11084 ; DO1 : 10.400/questionsdecommunication.11084

Lu par Jocelyne Sfez

L’idée que défend Jackiewicz (CNRS-Montpellier 3) est que l’on peut, grâce à un profilage notionnel des productions langagières collectées sur les réseaux socionumériques, ordonner le matériau discursif associé à une controverse donnée. L’auteur souligne l’enjeu de cette possibilité : « On peut appréhender des situations polémiques dans leur complexité inhérentes, en tenant compte de la diversité des cibles et des points d’achoppement des postures et des motivations des protagonistes, ainsi que des modes de validation des positionnements défendus » (p.137). L’enjeu est dès lors fondamental pour les sciences sociales et politiques ainsi que pour la recherche linguistique. La doxa considère en effet généralement que les réseaux numériques sont le lieu privilégié d’échanges sur les controverses d’intérêt public d’ordre politique, sociétal, religieux ou économique. L’auteur, reprenant, sans la discuter, cette doxa, vise à analyser ces échanges, dans leurs contenus et leurs modalités, en cherchant à mettre en évidence leurs spécificités en lien avec leur lieu numérique d’expression. Elle prend pour terrain d’études le cas des « débats » (sic, p. 139) engendrés sur Twitter par les questions de la GPA[1] et du « mariage pour tous », mais il s’agit plus généralement de construire un ensemble d’outils d’analyse et de ressources (des outils linguistiques) pour rendre compte de l’expression des controverses développées en général via Twitter.
Elle souligne, à juste titre, le défi méthodologique et scientifique qui consiste à étudier une production langagière essentiellement protéiforme, évoluant constamment, ouverte à l’infinité du commentaire, engageant des objets de nature essentiellement polysémique et nécessitant des cadres d’analyse pluridisciplinaires (linguistique, TAL [2], sciences de l’information et de la communication, sociologie et sciences politiques). Elle s’appuie sur la connaissance des mécanismes inhérents aux processus polémiques et des formes d’expression pour analyser les contenus et les rendre intelligibles. Le choix du médium s’est porté sur Twitter en raison 1) de sa popularité suggérant une étendue maximale de la production langagière, par la multiplicité de participants, 2) de la brièveté de la forme langagière qu’est le twitt, en faisant un « modèle élémentaire de verbalisation » dans un contexte polémique.

Après un bref état des lieux de l’étude des controverses en sociologie et en science politique, la mise en évidence de l’intérêt de cette étude (la controverse sociale est à la fois un moment de crise, et donc de critique, de l’unité socio-politique, et un catalysateur produisant ou précipitant des évolutions ; la controverse scientifique est le moyen de retrouver une objectivité), l’auteur précise les caractéristiques du dispositif, la nature et les propriétés du corpus examiné. Elle met en évidence le dépassement, par les réseaux socionumériques, des médias classiques reposant sur une expertise qui répond aussi du discours tenu. L’accessibilité des médias sociaux rend possible de prendre part publiquement mais aussi anonymement à une polémique polylogue sans y être invité ou autorisé, et pose autant la question de la démocratie numérique, la gouvernance et le contrôle ou la surveillance des réseaux.

Le corpus observé est constitué à partir de mots-clés thématiquement choisis (GPA, mariage pour tous). L’auteur souligne que les contenus extraits « ne représentent pas des ensembles clos, complets et cohérents de signification » , ils appartiennent à une constellation verbale indéfinie, dont « on espère trouver une forme de pensée collective » (p.143). Il devient difficile de distinguer entre acteurs et spectateurs de la controverse, et les modes d’actions et les motivations sont diverses de sorte que le rapport signal/bruit rend difficile l’analyse des tweets (pratique de flaminget de trolling, discrédit des interlocuteurs et détournement de la polémique initiale par production de polémiques artificielles). On peut cependant distinguer différents modèles de tweets : agonistique (argumentatif), ou oratoire (passionnel). Le contexte extralinguistique est essentiel, les tweetsne sont significatifs que pris collectivement, et leur fluctualibilité orthographique, grammaticale et sémantique rend leur interprétation individuellement difficile. Toute la question est dés lors la pertinence de la modélisation notionnelle : l’auteur reprend ici l’analyse des questions de controverse selon les plans élaborés par Chateaureynaud (2011) : ontologique, épistémique et axiologique et met à jour des logiques d’acteurs, relevant de postures différentes (régulation, radicalisation, engagement de groupes… ) et de motivations éparses. Jackiewicz relève que, dans le cadre de ces polémiques, une part non négligeable consiste dans l’expression de normes et de valeurs qui sont débattues (p. 153), au même titre que la réalité des faits, la légitimité des débatteurs et la qualité des raisonnements (p. 154). Particulièrement intéressant, Jackiewicz met en évidence qu’une bonne part du discours est constituée par des activités critique et métadiscursive intimement liées et fortement soulignées (p. 156).

On regrettera finalement que l’auteur de l’article ne traite pas plus avant les questions qu’elle soulève enfin dans son extrême conclusion :

— celle de l’émergence de nouvelles formes de conflictualité ;

— la modification des régimes argumentatifs des protagonistes à partir de la circulation et le partage facilité des connaissances, si tant est qu’il y ait un partage facilité des connaissances, car celui-ci est autre chose que la mise à disposition d’un flux important de données et d’informations.

Il nous semble, par ailleurs, que l’auteur laisse en suspens, ou au contraire tranche, bien des difficultés essentielles que pose le développement de cette communication socionumérique :

— l’ouverture potentielle à l’infinité du commentaire sur les thèmes choisis comme objets d’étude est-elle réelle, ou encore au-delà de la quantité indéniable de messages et de réactions langagières, y a-t-il prolifération sémantique du texte ou au contraire épuisement et réduction sémantique (enfermement et restriction des postures et des arguments) ? Qu’en est-il du texte, au-delà et au travers des signifiants, en surface et en profondeur ? Cela est d’autant plus important, nous semble-t-il, d’analyser ce point que l’auteur affirme que « les citoyens, cherchent de plus en plus à investir les différents lieux et dispositifs d’expression pour se faire entendre » (p.157). Il serait souhaitable tout autant qu’une telle affirmation soit étayée.

— n’est pas discuté l’impact de la nature de la forme du tweet sur le contenu polémique et sur la nature même de la dispute : en quoi le postulat que le tweetest le « modèle élémentaire de la verbalisation » dans un contexte polémique est-il pertinent ? N’est-ce pas a priori exclure toute dimension analytique et toute explicitation des affirmations d’autres ordres de discours ? Cela ne conduit-il pas à un appauvrissement de la réflexion et/ou de l’expression langagière ? Ou cette dimension réflexive qui n’apparaît pas dans l’expression du tweet a-t-elle lieu avant ? ailleurs ? Est-elle contrariée ou au contraire facilitée par cette expression ininterrompue et tous azimuts ?

— d’un point de vue méthodologique, la constitution du corpus à partir de mots-clé pose évidemment question : pourquoi et comment choisir les concepts significatifs ? Ne risque-t-on pas dès lors de ne retrouver que ce qu’on y a dès lors soi-même mis ? N’est-ce pas là un biais cognitif important (et même peut-être rédhibitoire ?). En quoi les notions retenues sont-elles pertinentes ? Ne retrouve-t-on pas finalement la représentation mentale de l’analyse lui-même ? A cet égard, il est intéressant de constater que le texte cité pour expliquer la constitution du corpus est issu d’un texte d’Axel Kahn, non des tweets d’anonymes : n’est-ce pas une preuve, ou un indice au moins, que l’intelligibilité des tweetsse trouve en dehors d’eux, et dans un discours (encore ? provisoirement ?) articulé en grande partie au moins par des experts. En outre, le repérage de la présence d’une notion à partir de mots-clés est loin d’aller de soi : le mot peut être absent et la chose pourtant présente ; cf., à titre paradigmatique, la notion de conscience élaborée oh combien dans les Méditations métaphysiques de Descartes, alors même que le mot même n’apparaît qu’une seule fois et dans une réponse à une objection.… Ne faudrait-il pas au contraire se poser sérieusement la question du repérage de l’émergence de paroles nouvelles, dans leur teneur ou leur forme ? N’est-ce pas ici que la prolifération de la parole sur les réseaux socionumériques a tout son sens ? Mais comment repérer ce qui est émergent et dont, de facto, nous n’avons pas encore de concept ? Le traitement d’une quantité énormes de donnée peut-il conduire à l’émergence qualitative d’un sens ?

— S’il est possible de saisir dans l’étude du corpus une parole collective, est-il possible d’entendre l’individu ? Quelle est la portée de l’expression individuelle ? La parole originale (celle d’un Socrate, par exemple…) ne risque-t-elle pas d’être réduite à l’état de bruit ?

[1]GPA : Gestation pour autrui

[2]TAL : traitement automatique des langues.

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