Guichard Éric, « L’internet et les épistémologies des sciences humaines et sociales »

, par valerie Marchand

Lu par Jeanne Szpirglas

Références

Éric Guichard, « L’internet et les épistémologies des sciences humaines et sociales », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 07 octobre 2013, consulté le 31 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/rsl/389 ; DOI : 10.4000/rsl.389

Recension

La culture numérique est une traduction des savoir-faire liés à la maîtrise de l’écriture. Elle marque le lien étroit qui unit la culture technique et la culture des lettrés. L’article de Guichard soutient en outre que l’écriture électronique infléchit les sciences humaines et sociales. Pourtant l’essor des humanités numériques en sciences sociales s’assortit d’un silence relatif des représentants des sciences concernées.


I- des ordinateurs omniprésents

la question de l’incidence des outils numériques sur la recherche en science humaine a été débattue à ses débuts. Leur importance pour chacun de nous est attestée déjà par les effets des « pannes » ou des changements inopinés. On sait la difficulté de s’assurer de la translation des contenus d’une machine (fichiers, mails, données) à une autre. Nous sentons nos capacités réduites et cela concerne également notre faculté de penser.

La pensée est, par ailleurs, devenue technique et collective. Elle s’élabore par la lecture d’articles, de courriels, de dictionnaires collaboratifs etc...Le numérique ne crée pas cette dimension collective mais il nous la rappelle. La question est alors de savoir si le numérique contraint notre pensée. Le prisme du moteur de recherche qui nous force à formuler notre recherche d’une certaine façon en serait une illustration, mettant en cause l’autonomie pourtant consubstantielle de la pensée.
Il existe donc à tout le moins une interaction entre l’exercice intellectuel et l’outillage matériel. Que notre pensée soit « appareillée », c’est ce qui est dénié par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Or il s’agit de la situation permanente et « normale » des pratiques intellectuelles, que le numérique actualise seulement ou rend visible.

Encore aujourd’hui, deux modalités d’écriture coexistent : l’écriture imprimée et l’écriture électronique. Il y a lieu d’établir entre elles une comparaison et ce faisant, de dissiper une double illusion : croire la pensée sans outil ou sans appareillage, croire la technique toute puissante.

L’appareillage est par lui-même réflexif. Toute pratique d’écriture est assortie de la culture de ses modes d’accès.

II- culture technique, culture de l’écrit

Les notes de bas de page sont un témoignage d’une culture de l’écrit déterminée. Par un curieux paradoxe, on passe également des heures à établir des bibliographies minutieuses que nous épargnerait la maîtrise de logiciels auxquels déléguer ces opérations. Ici l’observation de la tradition semble s’opposer à l’efficacité intellectuelle. La tradition lettrée a toutefois toujours été consciente de la matérialité de l’écriture.

Le numérique a une incidence sensible sur l’accessibilité des statistiques pour le chercheur en SHS. Il opère une mise en liste (outils qui travaillent sur les listes puis sur les outils soit décontextualisation et récursivité). La récursivité caractérise en effet l’informatique et la méthodologie des listes s’étend à l’ensemble des sciences. Par la liste, l’opposition entre mots et nombres s’estompe puisqu’on compte les mots et que le tri des nombres est alphabétique.

Définition de l’écriture

Elle comprend les quatre ingrédients que sont : un support, un système de signes, une activité intellectuelle et une pratique sociale, ainsi que les relations entre eux. Internet représente bien sous ce point de vue une forme d’écriture contemporaine.

Goody évoque une technologie de l’intellect réflexive, réflexif signifiant ici la capacité à énoncer son statut ou sa fonction.

Du reste, l’internet rend plus poreuses les disciplines, favorise leur métissage (exemple les mathématiques et la géographie, l’informatique et l’histoire). Par le numérique, d’autres savoirs comme les mathématiques et la physique interviennent dans les sciences humaines.

Le numérique ne rend pas seulement perméables des disciplines distinctes, il modifie les pratiques des scientifiques et in fine leur mode de production intellectuelle. Il a en ce sens une réelle incidence sur la vie intellectuelle et savante. Le logiciel LaTeX a ainsi introduit une grande modification des pratiques des mathématiciens.

Enfin il rend plus visible l’appareillage intellectuel auparavant implicite sinon proprement nié. Il révèle les habitudes intellectuelles dans leur lien avec les formes d’écriture et de culture que ces formes dessinent.

III- Humanités digitales ou numériques

Le terme numérique a remplacé le terme digital qui vient des Etats-Unis et celui d’électronique utilisé auparavant. Or ces deux termes avaient l’avantage de renvoyer à la matérialité (électronique supposait des composants, digital désignait l’action physique de la main et des doigts). Le terme de numérique est aujourd’hui largement utilisé par ceux qui utilisent l’internet mais sans connaître ni désirer connaître la dimension technique et les savoirs qu’il suppose.

Le terme humanités a un contenu flou qui varie culturellement. Guichard dénonce ici une forme d’opportunisme universitaire des humanités numériques, d’autant que les compétences numériques peuvent accompagner les disciplines sans donner lieu à une revendication spécifique et distincte.

L’enjeu principal pourrait se formuler ainsi :

En quoi l’internet agit-il comme un révélateur des pratiques implicites du monde lettré classique ? En quoi appelle-t-il aussi une redéfinition de la culture, entre habitude et nouveauté ?

Mais ces questions ne sont pas nouvelles en réalité et la révolution dont on parle au sujet de l’internet n’est peut-être qu’illusoire. Dans une époque saturée de discours révolutionnaires, ne s’agit-il pas d’une rhétorique in fine conservatrice ?

Guichard propose d’utiliser le terme de « méthodes digitales »

IV- Epistémologie

Pour accorder à l’internet une juste place, il faut situer les événements scripturaux au sein d’une histoire des systèmes d’écriture.

Ce que l’on constate concernant l’internet, c’est d’une part que la dimension quantitative du recueil des données produit un changement qualitatif dans les résultats.

En second lieu, l’internet estompe les frontières entre les disciplines et invite à s’interroger sur ce qui fonde les délimitations. S’agit-il d’une délimitation proprement scientifique ou en réalité administrative et sociale ? Les sciences humaines et sociales sont ici appelées par l’usage du numérique à repenser la définition de leurs objets, de leurs méthodes et de leur spécificité.

Conclusion

L’article propose une analyse des conditions matérielles et « scribales » de la pensée, et si la thèse n’est pas vraiment nouvelle, le numérique permet de la reprendre à nouveaux frais. Ainsi, la pensée contemporaine est définie par la médiation technique – la technique pouvant précisément se définir comme médiation- et par la médiation du collectif. Tout se passe comme si l’internet rendait visible, manifeste cette double altérité de la technique et de la communauté dans le travail intellectuel.

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