Gilles DOWEK, Ce dont on ne peut parler il faut l’écrire. Langues et langages, Le Pommier éd., Essai Coll., Paris, 2019

, par valerie Marchand

Lu par Isabelle Patriarche

Références

Gilles DOWEK, Ce dont on ne peut parler il faut l’écrire. Langues et langages, Le Pommier éd., Essai Coll., Paris, 2019
216 pages
Prix : 19€
ISBN : 978-2-7465-1800-1
Date de parution : 13/03/2019

Abstract

  • Abstract de l’éditeur :

Un essai fondateur sur les langages, ces nouvelles façons d’appréhender la réalité
Les langages. Un « éléphant dans le salon » comme les décrit Gilles Dowek dans cet essai fondateur qui passionnera autant les littéraires que les scientifiques : un objet énormissime que personne ne voit, dont personne ne parle, alors qu’il a pris une place centrale dans nos manières de penser et de communiquer.
Nous pensions nous exprimer à l’aide de langues, diverses et variées ? Certes, mais nous utilisons également des langages pour prescrire des lunettes, acheter des billets de train, prendre des rendez-vous, demander des renseignements... Qu’on ne s’y trompe cependant pas, la question dépasse la seule pensée informatique : la biologie ou la physique ont elles aussi recours à des langages pour exprimer les lois de la nature.
Omniprésents, les langages sont également parmi nous depuis des millénaires – l’écriture ne leur devrait-elle pas l’existence ? – et sont appelés à décupler nos facultés d’expression...
Un récit passionnant qui se double d’un questionnement ambitieux sur notre manière d’envisager le monde.

  • Abstract de la recension

« Se présentant d’abord comme une réflexion sur la distinction entre langages et langues, l’essai de Gilles Dowek ne se contente pas de s’opposer au sens commun qui confond ces notions, il renouvelle les significations antérieurement établies de ces notions par Ferdinand de Saussure(1) et propose aussi et surtout une réflexion à nouveaux frais sur le rapport culturellement et anthropologiquement décisif existant entre la multitude des langages formels inventés par les humains pour répondre à leurs problèmes et les langues naturelles, à la fois pourvoyeuses de solutions d’expression mais aussi limitées dans les solutions qu’elles proposent. Selon Gilles Dowek, « nous ne sommes peut-être qu’à l’orée d’un temps où la construction réfléchie de langages, s’affranchissant des limites des langues, décuplera nos facultés d’expression » (p.210). Aux langages nous serions déjà par exemple redevables de l’invention de l’écriture, qui n’a pas été créée comme on le croit souvent pour noter les langues initialement oralisées, mais bel et bien pour communiquer ce que les langues naturelles sont incapables de communiquer du fait de leurs limitations : ce dont on ne peut parler, il faut donc l’écrire si on veut le communiquer quand même. »

Citations

• « Nous ne sommes peut-être qu’à l’orée d’un temps où la construction réfléchie de langages, s’affranchissant des limites des langues, décuplera nos facultés d’expression »( p.210).
• « (…) l’étude des langages reste éclatée entre la musique, la logique, l’informatique, …, qui se focalisent, chacune, sur des langages très particuliers, sans les appréhender dans leur globalité. Il nous semble, au contraire, que les langages devraient être pensés ensemble, dans une perspective historique longue et en insistant sur ce qui les distingue des langues » (p. 8)
• « Nous oublions sans doute que l’écriture, avant d’avoir été détournée de sa fonction première, a été inventée pour transcrire non une langue mais un langage, et qu’elle sert, d’abord, à exprimer des choses – des nombres, la partition d’un concerto de Vivaldi…- que les langues orales ne permettent pas d’exprimer. » (p. 207)

Recension

Se présentant d’abord comme une réflexion sur la distinction entre langages et langues, l’essai de Gilles Dowek ne se contente pas de s’opposer au sens commun qui confond ces notions, il renouvelle les significations antérieurement établies de ces notions par Ferdinand de Saussure(1) et propose aussi et surtout une réflexion à nouveaux frais sur le rapport culturellement et anthropologiquement décisif existant entre la multitude des langages formels inventés par les humains pour répondre à leurs problèmes et les langues naturelles, à la fois pourvoyeuses de solutions d’expression mais aussi limitées dans les solutions qu’elles proposent. Selon Gilles Dowek, « nous ne sommes peut-être qu’à l’orée d’un temps où la construction réfléchie de langages, s’affranchissant des limites des langues, décuplera nos facultés d’expression » (p.210). Aux langages nous serions déjà par exemple redevables de l’invention de l’écriture, qui n’a pas été créée comme on le croit souvent pour noter les langues initialement oralisées, mais bel et bien pour communiquer ce que les langues naturelles sont incapables de communiquer du fait de leurs limitations : ce dont on ne peut parler, il faut donc l’écrire si on veut le communiquer quand même.

Rappelons le problème qui sert de cadre aux réflexions de l’auteur. C’est le problème de savoir si les langages consciemment inventés et mis en forme par les humains ont ou non davantage de valeur que les langues naturelles.
Augustin Cournot, dans l’Essai sur les fondements de nos connaissances (1851), soutenait qu’au contraire de souffrir de déficiences, les langues naturelles pallient sans cesse par leur inventivité spontanée, leur plasticité et leur adaptation aux circonstances empiriques, l’abstraction et la pauvreté univoques dont pâtissent les langages formels (en son temps, ceux des mathématiques, de la logique et des sciences de la nature) (2).
Dans La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne (Éd. du Seuil, Paris, 1997), Umberto Eco avait attribué les essais de formulation - particulièrement exacerbés au XVIIème siècle - d’une mathesis universalis et de son langage formalisé au projet de recherche d’une langue adamique originaire et universelle susceptible de guérir l’humanité de la confusion des langues et de la « blessure de Babel ».
Informaticien et mathématicien chercheur à l’INRIA, Gilles Dowek, tout en tentant d’expliquer l’existence à foison, notamment depuis le XXème siècle, de langages formels construits de toutes pièces par les humains, étudie de près les limites des langues sans les rapporter à l’hypothèse d’une condamnation divine dont l’humanité formerait le projet de s’émanciper. Il mène son étude à la lumière d’une connaissance étendue des différents types de langage (aussi ne traite-t-il plus comme le faisait encore Saussure du langage, mais des langages) et d’une attention aux formes très précises que les humains leur donnent pour résoudre des problèmes de communication que les langues sont incapables de résoudre : noter des sons musicaux ou des mouvements de danse (langages des partitions et des chorégraphies), noter des séquences plus ou moins complexes et enchâssées d’instructions pour des machines (langages de programmation et langages informatiques), noter des relations diverses existant entre des phénomènes divers (langages scientifiques mathématisés ou non, en tout cas, formalisés - chaque science développe les siens pour son usage et les langages de la chimie ne sont par exemple pas exactement ceux de la physique), noter des prévisions météo (langage METAR, TAF de l’aviation), noter une prescription ophtalmologique (langage des opticiens), noter une adresse postale, noter une partie d’échecs, ...L’auteur cherche manifestement à pallier une insuffisance de la linguistique, qui s’est révélée depuis Saussure finalement plus attentive aux langues et à la parole qu’au langage et aux langages : « l’étude des langages reste éclatée entre la musique, la logique, l’informatique, …, qui se focalisent, chacune, sur des langages très particuliers, sans les appréhender dans leur globalité. Il nous semble, au contraire, que les langages devraient être pensés ensemble, dans une perspective historique longue et en insistant sur ce qui les distingue des langues » (p. 8). Avec le foisonnement des langages (il existe par exemple aujourd’hui plusieurs milliers de langages de programmation informatique), il n’est tout simplement plus possible de passer sous silence ce qu’ils sont et ce qu’ils font, ce qu’ils nous sont et ce qu’ils nous font.
De l’étude globale des langages dans leurs différences et parfois points communs avec les langues, Gilles Dowek tire aussi des conclusions passionnantes concernant non seulement l’origine de l’écriture mais encore la définition des sciences et leur division, la nature des théories scientifiques, les raisons de la révolution galiléenne, l’existence d’un langage universel, la question de savoir si l’explication scientifique serait finalement réductible à une description en langage d’expression d’algorithmes et la démonstration (et tout raisonnement en général) finalement réductible à un calcul.

Précédées d’une introduction et trois chapitres préliminaires proposant des définitions et distinctions, le livre comprend trois parties. La première reconstitue une histoire des langages au XXème siècles, dont la prolifération serait motivée par l’effort pour répondre à deux questions indépendantes : « comment simplifier et clarifier la langue pour y raisonner ? et comment commander une machine ? » (p. 9). La seconde explore les différences et similitudes entre langages et langues et comment les premiers se constituent comme tentatives de surmonter les deux limitations principales des seconds : la double articulation et l’unidimensionnalité. La troisième étudie plus particulièrement les rapports des langages aux sciences, à l’explication et à la description scientifiques, à la nature elle-même et formule une nouvelle hypothèse sur l’invention de l’écriture.

Symboles, distinctions, nombres
Le premier chapitre préliminaire définit la notion de symbole : ce qui assemblé, forme les expressions qu’on trouve dans les langages et les langues. Les symboles sont discrets, arbitraires, indépendants de leurs fonctions, indépendants des sources de matière et d’énergie (cette indépendance est relative).
Le second chapitre préliminaire distingue langages et langues : les premiers se différencient des seconds par la simplicité du vocabulaire et de la grammaire, la spécialisation, leur intentionnalité consciemment et sciemment élaborée, leur caractère écrit, leur fonction explicite de communication mais aussi leurs autres fonctions explicites possibles : décrire, démontrer, exhiber, cacher, condenser, prescrire, …
Le troisième chapitre préliminaire classe en trois catégories les langages qui permettent d’écrire des nombres : celle des langages qui utilisent seulement des symboles (par exemple les symboles L,X,C,M dans le monde romain), celle des langages qui utilisent des symboles et des chiffres, celle des langages qui utilisent seulement des chiffres. La troisième catégorie de langages s’est imposée car elle permet d’exprimer commodément tous les nombres.

Variables, Logique, Machines, Programmes, Transitions, Grammaires

La première partie étudie tout d’abord la genèse des langages mathématiques, celui de l’arithmétique puis celui de l’algèbre, l’invention et la diffusion de la notion de variable, la création de symboles en cours d’écriture du texte mathématique (impraticable ou quasiment dans les langues), la définition de la portée des variables.
Le chapitre « Logique » étudie la logique définie comme science du raisonnement dans son rapport au langage plutôt qu’aux langues. Ce rapport s’est constitué progressivement et l’étude des notions de phases atemporelles et temporelles, état, transition, action, choses, prédicats, relations, sujet, vériconditionnalité, quantificateurs, copules, variables, descriptions définies et grammaire permet à l’auteur d’expliquer la progressivité de la formalisation des langages de la logique.
Les chapitres « Machines » et « Programmes » étudient la généalogie des langages de programmation et de l’informatique, du projet de commander des automates au projet qui a donné naissance aux ordinateurs, « machines particulières, qui ne moulent pas de café, ne pétrissent pas de pâte à pain, ne malaxent pas de mortier, … mais exécutent des algorithmes opérant sur des symboles » (p. 83). L’auteur étudie les différences entre langages de programmation et langage algébrique, langages logiques et langues, montrant comment ces langages de programmation ont donné beaucoup d’importance à la formalisation des propositions exprimant la transition entre états et l’action. Les chapitres « Transitions » et « Grammaires » montrent comment les recherches sur les langages de programmation informatiques ont en retour nourri les recherches sur les langages logiques (invention des logiques modales, temporelles, logique de Hoare, logique dynamique) et les recherches en linguistique (sur la question de ce qu’est une grammaire et les thèses respectives de Chomsky ou Kleene et Greibach à ce propos).

Articulations, Dimensions, Arbres, Anaphores

La seconde partie de l’ouvrage étudie les deux limitations des langues dont selon l’auteur les langages cherchent à s’affranchir : la double articulation et l’unidimensionnalité.
Dans le chapitre « Articulations », l’auteur étudie comment les langages utilisent des unités symboliques simples, non composées (par exemple le langage de l’arithmétique utilise les symboles +, -, x, /, =, …) et note leur tendance universelle à créer des idéogrammes (√,∫, ∞, ∉, ≤, ÷, ⫠, =>, …). Il montre que les langages formels se distinguent néanmoins selon qu’ils pratiquent ou non la première articulation : en effet, si les langages mathématiques et logiques ne fabriquent pas d’articulation de ces idéogrammes pour former des idéogrammes nouveaux, les langages informatiques utilisent souvent des lettres pour désigner des opérations (là où les mathématiques emploient le symbole idéographique simple ! pour indiquer le calcul d’une factorielle (par exemple 6 !, l’informatique écrira fact (fact(6)). L’informatique peut articuler ses symboles. A ce fait s’ajoute la possibilité pour elle de fabriquer dynamiquement des compositions de symboles en cours d’écriture (propriété qui appartient à tous les langages et non pas exclusivement aux seuls langages de programmation informatique). La puissance des langages de programmation informatique leur vient de pousser à ses limites le principe de première articulation des symboles : deux symboles (qu’on exprime conventionnellement par les chiffres 0 et 1) et l’articulation de position que ces langages peuvent en faire leur suffisent ultimement pour décrire n’importe lequel de leurs éléments (objets, instructions, commentaires, …). « Ce triomphe de la première articulation – que nous croyions naguère en voie de disparition – dans les langues informatiques, où tout s’exprime ultimement comme des suites de lettres de l’alphabet universel 0,1, est l’un des éléments unificateurs des langages informatiques » (p. 129).
Le chapitre « Dimensions » montre que les langues souffre de leur unidimensionnalité temporelle lorsqu’il s’agit de communiquer des informations relatives à la simultanéité, la spatialisation, la hiérarchisation. En informatique, en musique, en mathématiques, en architecture, les langages des graphes, des organigrammes ou les langages bidimensionnels sont plus simples, plus expressifs et plus faciles à apprendre. Cela ne signifie néanmoins pas l’abandon des langages unidimensionnels, plus opératoires quand nous cherchons à penser plus vite, plus abstraitement et sans l’encombrement de figures auxquelles donnent lieu la bidimensionnalité.
Le chapitre « Arbres » étudie la présence concurrentielle de l’unidimensionnalité et de la bidimensionnalité dans le langage de la logique des prédicats en montrant comment l’utilisation de décompositions arborescentes en grammaire peut résoudre des problèmes d’ambiguïté des propositions de langage aussi bien que de langue. Langages et langues sont ici plus similaires que différents : des ambiguïtés de formulation peuvent y exister. Le chapitre « Anaphores » montre néanmoins que le langage bidimensionnel arborescent ne permet pas forcément d’élucider toutes les complexités qui peuvent exister dans les structures du langage de la logique des prédicats, du langage des démonstrations, des langages de programmation. La présence d’anaphores (redondances d’autoréférences présentes dans les pronoms, par exemple : « Clodéric tue son père », le pronom « son » répète et réfère « Clodéric » et renvoie la temporalité du déroulement de la proposition dans l’antériorité au lieu de la dérouler continument dans la postériorité), la présence d’anaphores dans les langues elles-mêmes serait cause de leur bidimensionnalité sous-jacente masquée par leur unidimensionnalité apparente, ce qui fait conclure à l’auteur que « Quand contraints par l’unidimensionnalité contingente du temps, nous nous exprimons dans une langue unidimensionnelle, peut-être désirons-nous, au fond, nous exprimer dans une impossible langue bidimensionnelle ».

Sciences, Écriture, Demain

La troisième et dernière partie du livre étudie dans le chapitre « Sciences » la généalogie des sciences telles qu’il nous les faudrait classer à partir non pas seulement de leurs objets et de leurs méthodes mais aussi à partir de leurs langages propres. Chaque science développe en effet plusieurs langages par lesquels elle se distingue des autres sciences. L’auteur montre néanmoins comment la désignation des objets de chaque science et de leurs propriétés peut requérir l’invention d’un langage, voire de plusieurs (comme en chimie), langage dont la forme n’est pas nécessairement mathématique mais peut être celle d’expression d’algorithmes (3). La biologie et les sciences humaines, comme la chimie, sont des sciences dans lesquelles certains objets et leurs propriétés se décrivent le mieux par un langage de programmation que par les seules mathématiques des équations différentielles : « Les langages d’expression algorithmiques sont mieux adaptés que celui des équations différentielles pour décrire les phénomènes concernant des objets tels que les atomes, les bases azotées ou les habitants d’une ville, qui contrairement aux longueurs et aux durées, sont difficiles à décrire avec des nombres. Ils sont aussi mieux adaptés quand ces phénomènes sont non déterministes, l’algorithme calculant alors simplement une liste de résultats. Ils permettent aussi de mieux prendre en compte la complexité des phénomènes : dans la synthèse des protéines et dans la duplication des acides nucléiques, par exemple, de nombreux facteurs épigénétiques interviennent, qui peuvent être pris en compte comme des arguments de ces algorithmes. »(p. 185).
La suite du chapitre rappelle la thèse de Church-Turing (4) et pose la question de savoir s’il existe des phénomènes qui pourraient être descriptibles dans le langage mathématique des équations différentielles mais non dans un langage d’algorithmes. L’auteur conclut que non car les solutions d’équations différentielles ont été démontrées être des fonctions calculables, c’est-à-dire des fonctions exprimables dans un langage d’expression d’algorithmes. « Le langage des équations différentielles est un langage d’expression d’algorithmes parmi d’autres ». La question de savoir si toutes les mathématiques sont solubles dans l’informatique n’est alors pas posée par l’auteur mais on peut penser que c’est parce qu’il a déjà formulé une réponse à cette question dans un précédent ouvrage (Les métamorphoses du calcul : une étonnante histoire des mathématiques, Paris, Éditions Le Pommier, Collection « Essais », 2007).
La réflexion menée dans ce chapitre se poursuit en demandant s’il existe ou non des phénomènes physiques impossibles à décrire dans un langage de description d’algorithmes. L’auteur réinterprète alors la thèse de Church-Turing non pas comme portant sur les machines et les fonctions mais sur la nature et les langages : « elle peut se reformuler comme le fait que tous les phénomènes physiques peuvent être décrits dans un langage d’expression d’algorithmes (…) il semble que la forme physique de la thèse de Church-Turing implique que la physique entière puisse s’exprimer dans un langage d’expression d’algorithmes. Cette thèse est aussi une solution possible de l’énigme de la déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature. » (p. 189).
Suivent de nouvelles questions. Concernant la taille des théories, l’auteur remarque que les théories sur le monde physique lorsqu’elles s’écrivaient à l’aide d’équations différentielles étaient relativement courtes à lire et évoquer. Aujourd’hui, les théories sur le monde physique sont devenues des modèles, c’est à dire des théories de grande taille, simulant les phénomènes eux-mêmes et souvent exprimées en langages permettant cette simulation sur ordinateur, c’est à dire en langages d’expression d’algorithmes : « jusqu’au XXème siècle, nous nous sommes concentrés sur des théories de petite taille, parce que c’étaient les seules que nous pouvions concevoir et utiliser avec les objets techniques dont nous disposions alors. Dès que nous avons construit des ordinateurs, nous avons pu concevoir et utiliser des théories de plus grande taille. » (p.p. 190-101). Conséquence de cette apparition des modèles et des simulations, le changement de nature des théories : pour l’auteur, elles deviennent des descriptions opératoires plutôt qu’elles ne délivrent des explications. Leur grande taille et leur nombre important de paramètres font aussi que les critères de réfutabilité ou absence de réfutabilité ne sont plus suffisants pour juger de leur qualité de théories, car un modèle peut être en accord avec un nombre important d’observations à la fois et pourtant être insuffisant pour simuler et prévoir un ensemble encore plus grand de comportements dans leur généralité. La taille des théories pose enfin selon l’auteur la question du rapport entre la durée du phénomène modélisé et simulé et la durée de la simulation. « Il est même possible de démontrer, sous certaines hypothèses, l’existence de tels phénomènes, impossibles à prédire avant qu’ils se produisent, car leur simulation est plus longue qu’eux-mêmes. » (p. 196). Dans ces conditions, l’« énigme ici n’est pas, contrairement à ce que la science moderne nous a laissés croire, l’existence de tels phénomènes, mais celle de phénomènes qu’il soit possible de prédire avant qu’ils se produisent. Et nous avons encore peu d’éléments pour éclairer cette énigme. ». Ce chapitre « Sciences » se conclut sur deux questions : celle de savoir s’il y a présence de langage dans la nature elle-même et celle de savoir si l’invention permanente de langages ne serait pas finalement la spécificité constitutive de la science.
Le chapitre « Écriture » remet en cause la thèse selon laquelle l’écriture serait apparue pour noter les langues initialement orales. Selon l’auteur, les premiers textes écrits étaient des bulles-enveloppes de terre cuite destinées à communiquer des quantités de marchandises à des acheteurs distants afin qu’ils vérifient qu’ils ont bien reçu la totalité des marchandises et que rien de leur quantité initiale ne se soit perdue en route. Communiquer des nombres serait donc à l’origine des marques écrites, d’abord langages de première catégorie (cf. le troisième chapitre préliminaire du livre). Notre manière d’enseigner l’écriture par la dictée et la lecture, procédant toutes deux par codage ou décodage oral d’une langue, nous induirait en erreur quant à cette origine. Nous « oublions sans doute que l’écriture, avant d’avoir été détournée de sa fonction première, a été inventée pour transcrire non une langue mais un langage, et qu’elle sert, d’abord, à exprimer des choses – des nombres, la partition d’un concerto de Vivaldi…- que les langues orales ne permettent pas d’exprimer. Ce dont on ne peut parler il faut l’écrire. » (p. 207) Il faudrait comparer et distinguer cette thèse de celle de Jacques Derrida (De la grammatologie, Éditions de Minuit, Paris, 1967) ou Jack Goody (La raison graphique - La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, Paris, 1979) pour qui la langue parlée est déjà intrinsèquement une langue écrite et pour lesquels écrire est noter la parole. Il faudrait aussi la distinguer de la thèse de Clarisse Herrenschmidt qui dans Les trois écritures. Langue, nombre, code (Éditions Gallimard, Paris, 2007), dissocie trois révolutions graphiques et trois formes d’écriture : une première écriture, celle qui note les langues, les mythes et le rapport au monde que les langues véhiculent, une seconde forme d’écriture, l’écriture monétaire, apparue ultérieurement, qui note nombres et quantités arithmétiques et sert aux transactions marchandes, et enfin l’écriture réticulaire, qui relève d’une troisième révolution graphique et d’une troisième forme d’écriture qui ne serait apparue qu’avec l’invention des langages informatiques au milieu du XXème siècle.
Le dernier chapitre de Ce dont on ne peut parler il faut l’écrire. Langues et langages, intitulé « Demain », spécule enfin sur les langages qui pourraient à l’avenir voir le jour, notamment dans le domaine juridique, les formes de la langue juridique, procédant souvent par apodose et protase (c’est-à-dire reliant une conséquence à une condition) se prêtant particulièrement à une formalisation par langage d’expression d’algorithmes.

En conclusion, on soulignera que, quoi qu’allusif à certains moments, l’ouvrage de Gilles Dowek est très stimulant, rempli d’aperçus intéressants et suggestifs, et son effort pour remonter aux conditions d’intelligibilité des langages, pour en rechercher l’impulsion première, essayer d’en penser l’étonnante variété et les potentiels développements est vraiment à saluer. C’est aussi une tentative pour essayer de déterminer plus précisément la place et le rôle des langages d’expression d’algorithmes non pas seulement au sein des autres productions langagières et discursives humaines mais peut-être au sein de la nature, si jamais celle-ci s’exprimait elle-même algorithmiquement. L’auteur est en effet assez proche de livrer une théorie algorithmique générale de la nature et nous lirions avec intérêt tout nouveau livre de sa part sur ce sujet.

Notes de la recension

(1) Rappelons que pour Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale), le langage est la faculté générale de communication, une langue est l’appropriation par un groupe social humain de cette faculté générale et la parole est l’appropriation par un individu humain du langage en tant que faculté générale et d’une ou plusieurs langues.
(2) « [Les logiciens] exagèrent surtout les imperfections des langues individuelles, telles que l’usage les a façonnées, en leur opposant sans cesse ce type idéal qu’ils appellent une langue bien faite. Or, c’est au contraire le langage, dans sa nature abstraite ou dans sa forme générale, que l’on doit considérer comme essentiellement défectueux, tandis que les langues parlées, formées lentement sous l’influence durable de besoins infiniment variés, ont, chacune à sa manière et d’après son degré de souplesse, paré à cet inconvénient radical. Selon le génie et les destinées des races, sous l’influence si diverse des zones et des climats, elles se sont appropriées plus spécialement à l’expression de tel ordre d’images, de passions et d’idées. De là les difficultés et souvent l’impossibilité des traductions, aussi bien pour des passages de métaphysique que pour des morceaux de poésie. Ce qui agrandirait et perfectionnerait nos facultés intellectuelles, en multipliant et en variant les moyens d’expression et de transmission de la pensée, ce serait, s’il était possible, de disposer à notre gré, et selon le besoin du moment, de toutes les langues parlées, et non de trouver construite cette langue systématique qui, dans la plupart des cas, serait le plus imparfait des instruments » A.-A. Cournot, Essais sur les fondements de nos connaissances (1851)
(3) Voir la composition du nom le plus long au monde, celui de la molécule de titine, une protéine élastique, nom composé de 189 819 lettres et un nombre respectable de préfixes additionnés dans un ordre signifiant. Voici juste le début de ce mot. Il faut plus de 3 heures pour lire le nom complet de la molécule : Methionylalanylthreonylserylarginylglycylalanylserylarginylcysteinylprolylarginylaspartylisoleucylalanylasparaginylvalylmethionylglutaminylarginylleucylglutaminylaspartylglutamylglutaminylglutamylisoleucylvalylglutaminyllysylarginylthreonylphenylalanylthreonyllysyltryptophylisoleucylasparaginylserylhistidylleucylalanyllysylarginyllysylprolylprolylmethionylvalylvalylaspartylaspartylleucylphenylalanylglutamylaspartylmethionyllysylaspartylglycylvalyllysylleucylleucylalanylleucylleucylglutamylvalylleucylserylglycylglutaminyllysylleucylprolylcysteinylglutamylglutaminylglycylarginylarginylmethionyllysylarginylisoleucylhistidylalanylvalylalanylasparaginylisoleucylglycylthreonylalanylleucyllysylphenylalanylleucylglutamylglycylarginyllysylisoleucyllysylleucylvalylasparaginylisoleucylasparaginylserylthreonylaspartylisoleucylalanylaspartylglycylarginylprolylserylisoleucylvalylleucylglycylleucylmethionyltryptophylthreonylisoleucylisoleucylleucyltyrosylphenylalanylglutaminylisoleucylglutamylglutamylleucylthreonylserylasparaginylleucylprolylglutaminylleucylglutaminylserylleucylserylserylserylalanylserylserylvalylaspartylserylisoleucylvalylserylserylglutamylthreonylprolylserylprolylprolylseryllysylarginyllysylvalylthreonylthreonyllysylisoleucylglutaminylglycylasparaginylalanyllysyllysylalanylleucylleucyllysyltryptophylvalylglutaminyltyrosylthreonylalanylglycyllysylglutaminylthreonylglycylisoleucylglutamylvalyllysylaspartylphenylalanylglycyllysylseryltryptophylarginylserylglycylvalylalanylphenylalanylhistidylserylvalylisoleucylhistidylalanylisoleucylarginylprolylglutamylleucylvalylaspartylleucylglutamylthreonylvalyllysylglycylarginylserylasparaginylarginylglutamylasparaginylleucylglutamylaspartylalanylphenylalanylthreonylisoleucylalanylglutamylthreonylglutamylleucylglycylisoleucylprolylarginylleucylleucylaspartylprolylglutamylaspartylvalylaspartylvalylaspartyllysylprolylaspartylglutamyllysylserylisoleucylmethionylthreonyltyrosylvalylalanylglutaminylphenylalanylleucyllysylhistidyltyrosylprolylaspartylisoleucylhistidylasparaginylalanylserylthreonylaspartylglycylglutaminylglutamylaspartylaspartylglutamylisoleucylleucylprolylglycylphenylalanylprolylserylphenylalanylalanylasparaginylserylvalylglutaminylasparaginylphenylalan…
(4) Thèse de Church-Turing : Une fonction est calculable si et seulement si il existe une machine de Turing pour la calculer, c’est-à-dire si et seulement si il existe un ensemble fini de règles opératoires qui permettent de la définir.

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